
Hervé This, promoteur de la gastronomie moléculaire, explore désormais un nouveau territoire pour apporter une nouvelle dimension à la cuisine en faisant appel aux références scientifiques. Il annonce déjà que ses cours à AgroParisTech en janvier prochain porteront sur ce nouveau thème : la cuisine note à note. Decryptage.
Sur son site, Pierre Gagnaire, le compagnon gastronomique d'Hervé This, raconte comment une première expérience ouvre la voie à de nouvelles techniques de haute cuisine :Avec une autre règle d'or évidemment, celle de ne pas mettre en danger la santé de nos convives!!! J'ai toujours déclaré que je ne faisais pas de cuisine dite "moléculaire" mais que je ne voulais pas me priver d'avancées techniques qui me permettent d'explorer, pour le plaisir de nos clients, de nouveaux territoires gustatifs. Voilà donc ce "Note à Note". C'est beau, c'est bon et il prend tout son sens avec une intention artistique. Au repas que nous avons servi à Hong Kong, il était accompagné de fines lamelles de radis noirs croquants (ces lamelles sont mises sous vide avec un trait de Kirsch). Entre chaque lamelle il y a une crème d'avocat à la pomme verte et une chantilly de foie gras. Le tout est rehaussé d'une pointe de sirop de betterave rouge et aussi d'une feuille de pain croustillante. Il est important de déguster d'abord le "Note à Note" seul et ensuite de manger les radis croquants. L'autre intention est une pâte salée tout à fait intéressante qui va se décliner avec des compotes, des marmelades, des fruits d'été ou en friture avec des calamars, des légumes ou des crustacés.L’idée de la cuisine «note à note» a fait son chemin, depuis que Hervé This l’a proposée en 1994, dans la revue Scientific American, puis que Pierre Gagnaire ait présenté à Hong Kong, les 20 et 21 avril 2009, au Mandarin Impérial, le premier plat entièrement élaboré «composé par composé».La nouveauté fait suite à une première avancée, de mars 2006 : une «sauce Wöhler» avait été présentée à Sketch, à Londres. Notamment, cette sauce aux polyphénols avait accompagné un perdreau à la castillane.Pour présenter ce travail (auquel la cuisine de Pierre ne se résumera pas, bien évidemment !), plusieurs angles sont possibles.Un angle artistique, avec une métaphore picturale : dans la cuisine classique, ou dans la cuisine traditionnelle (il faudrait bien que l’on finisse par savoir la différence !), on fait usage de produits dont le goût résulte d’un mélange d’une foule de molécules sapides (pour la saveur), odorantes (pour l’odeur), astringentes (sensation de resserrement en bouche), à action sur le nerf trijumeau (le piquant, le frais)… De ce fait, les ingrédients culinaires classiques sont comme des couleurs élaborées : le violet, le marron… On comprend que le peintre ne pourra jamais faire de couleurs élémentaires, fraîches, en mélangeant ces couleurs. La cuisine note à note qui est proposée consiste à utiliser des composés purs, analogues donc à des couleurs élémentaires, pour produire n’importe quelle couleur imaginable. Les possibilités sont donc multipliées par des milliards de milliards !Un angle artistique, avec une métaphore musicale : dans la cuisine classique, on utilise des ingrédients essentiellement des viandes, poissons, légumes, fruits… qui, chacun, comportent un grand nombre de molécules odorantes, sapides, etc. comme on vient de le dire. La carotte, ou la viande, ou le poisson, etc., c’est donc comme un accord, en musique : les notes sont fixées. De ce fait, que faire quand on veut cuisiner ? On assaisonne… en ajoutant des composés plus simples. Par exemple, saler revient à ajouter du chlorure de sodium. Ou encore, quand une carotte manque de sucrosité, par exemple, on ajoute du sucre de table, c’est-à-dire le composé nommé saccharose (on oublie que l’on pourrait ajouter d’autres « sucres », comme le glucose, bien plus doux, le fructose, etc.). De ce fait, c’est comme si l’on jouait un accord et une note. Mais alors pourquoi ne pas « cuisiner note par note », en ajoutant les composés individuellement, puis en structurant le mets ? C’est cela, la cuisine note à note. Un angle politique : les agriculteurs souffrent de l’organisation du marché des denrées alimentaires. Par exemple, la production des carottes, des navets, des choux fleurs, etc. n’est pas « rentable », parce que le prix d’achat est trop bas. Du coup, il faut sans doute aider les agriculteurs et les éleveurs à valoriser leurs productions. Puisque les légumes, etc. sont composés de molécules nombreuses, pourquoi ne pas travailler à donner aux agriculteurs la capacité de fractionner les produits végétaux à la ferme, afin de leur permettre de donner de la valeur ajoutée à leurs productions ? C’est à la fois la clé de la durabilité de l’agriculture, mais aussi des paysages, des terroirs… Cela a des conséquences : les cuisiniers devront apprendre à utiliser les « fractions » produites. La cuisine note à note est une tentative exploratoire, dans cette direction.Un angle technique : de nombreux composés sont plus « précis » que les produits classiques. Par exemple, pour empêcher un artichaut, une banane, une pomme, un avocat, une poire… de noircir, la cuisine ancienne utilise des jus de citron… qui ont l’inconvénient de faire un très mauvais usage du citron, et, aussi, de donner un goût de citron qu’on n’aurait pas nécessairement voulu. Puisque c’est l’acide ascorbique (autre nom de la vitamine C) qui, dans le citron, empêche le noircissement, pourquoi ne pas utiliser plutôt de l’acide ascorbique ? Cet exemple n’est qu’un exemple… qui montre que des composés purs sont de meilleurs alliés des cuisiniers que les produits végétaux et animaux « bruts ». Et que l’on ne vienne pas dire que la proposition fait le lit de l’industrie chimique : il s’agit d’un simple raisonnement de bon sens, en termes de technique culinaire.www.pierre-gagnaire.com/francais/modernite La construction du mois :Sur une proposition de Hervé, Pierre a donc travaillé depuis plusieurs mois avec son équipe, et notamment Michel Nave, pour préparer un plat entièrement note à note dont il soit heureux. La présentation du travail a été retardée de mois en mois, parce que le goût n’était pas tel qu’il devait être. Hervé a donné les « règles du jeu » : il s’agit d’utiliser des composés purs… ce qui ne veut pas dire que les produits utilisés soient des produits de synthèse. Allons : le mot synthèse est prononcé. Ouvrons une grand parenthèseIci, une remarque : rien n’est naturel dans la cuisine, ancienne ou moderne, car le naturel, c’est ce que l’on trouve dans les arbres de la forêt vierge, par exemple. A-t-on déjà vu des frites ? Non : ce sont des produits artificiels. A-t-on vu des oreillers de la belle Aurore ? Non : ce sont des produits artificiels. Oui, artificiels, puisque le terme signifie « produit par l’être humain ».Une autre remarque : les composés utilisés sont-ils chimiques ? Là encore, pas de faux procès : l’eau est un composé, mais ce n’est pas un composé chimique ! Idem pour le glucose (que nous avons dans le sang, par exemple), ou les chlorophylles, qui sont dans les légumes verts, etc. Il serait temps de reconnaître que les composés sont chimiques quand ils sont étudiés par les chimistes. L’eau est l’eau, composé, qui ne devient chimique que si un chimiste l’étudie.Synthèse : un composé est de synthèse quand on l’a synthétisé. Par exemple, les chimistes peuvent faire réagir de l’oxygène et de l’hydrogène pour faire de l’eau. Cette eau (qui est la même que l’eau de nos mers) est alors de synthèse.Molécule ? Tout ou presque est fait de molécules dans nos aliments. L’eau est faite de molécules d’eau. Les viandes sont majoritairement composées de molécules d’eau, de protéines variées, de glucose, d’hémoglobine, de triacylglycérides (je rigole : ce sont les graisses !), etc. Les carottes contiennent des tas de molécules telles que caroténoïdes, pectines, acide galacturonique, glucose, fructose, saccharose, divers acides aminés, ions…Assez pour cette parenthèse. Revenons aux règles : Hervé a indiqué où trouver les « composés » qui pouvaient être utilisés. Le plus souvent, ces composés sont d’origine naturelle, telle que l’amylose, qui est une des deux constituants principaux de l’amidon, cette poudre blanche qui sort des pommes de terre coupées qu’on lave, la « fécule ». Le glucose ? On peut en fabriquer dans sa cuisine en chauffant du sucre de table dans de l’eau. L’acide citrique ? On peut le produire de plusieurs façons. L’une d’elle part du jus de citron. Une autre est une fermentation (par des micro-organismes courants dans notre environnement) de sucre raffiné. Une autre…Bref, la question est posée : étant donnée des composés, comment faire un plat ? Pierre a dû apprendre à « mélanger des couleurs élémentaires » pour faire des goûts à sa convenance, puis structure les solutions obtenues pour faire un mets.Le plat est prêt. C’est un grand pas dans l’histoire de la cuisine. Cher Hervé, C'est la première fois que cette lettre t'est adressée en pensant surtout aux personnes qui vont la découvrir en parcourant notre site. Notre rencontre, inespérée pour moi, me donne le privilège mais aussi la responsabilité de traduire tes recherches de façon (si possible) intelligente, mais surtout sincère.Petit retour en arrière...Mon père était devenu cuisinier, puis restaurateur, par nécessité. Il préférait la vie en plein air et des horaires plutôt liés au monde rural dont il était issu: Levé tôt, couché tôt. A cette époque, la tradition voulant que l'aîné de la famille reprenne la ferme (donc le restaurant), je me suis retrouvé, tout naturellement, avec une toque sur la tête à 5 ans et en cuisine à 15, en me disant: "Mais que fais-tu là?". Dix ans plus tard, reprenant les rênes de l'entreprise familiale, j'ai eu un déclic: Oui, ce métier pouvait avoir un sens. N'ayant pas, à l'époque, la force psychologique de quitter cet univers, j'allais donc transformer ces heures de contraintes en plaisir. Je découvrais chaque jour comme on pouvait s'amuser, exister, avec deux carottes et quelques herbes. Très vite mon obsession fut de ne pas tricher; ce que je produisais devait venir de mon coeur, de ma sensibilité. Cette affaire a donc commencé en 1978 et nous nous sommes rencontrés plus de 20 ans après. Ce chemin de la recherche, je le faisais seul depuis longtemps alors je ne vais pas maintenant passer à côté de ce que tu me proposes! Je vis, je pense cuisine depuis 30 ans. J'ai compris combien un bon repas pouvait réunir, créer des souvenirs et des liens. Mais je sais aussi comme la planète va mal et là, notre travail prend tout son sens. Ton travail et ma contribution modeste pourront ouvrir des portes. Pas seulement celles de restaurants comme le mien, mais aussi de l'agro-alimentaire et pourquoi pas du monde agricole? Je n'ai pas le droit de rentrer dans des considérations scientifiques, mais je revendique celui de trouver de nouveaux goûts, de nouvelles textures, de nouveaux codes de nourriture, en gardant toujours en tête la règle absolue que je me suis fixé: celle de produire des histoires qui soient en accord avec ce que je ressens.Avec une autre règle d'or évidemment, celle de ne pas mettre en danger la santé de nos convives!!! J'ai toujours déclaré que je ne faisais pas de cuisine dite "moléculaire" mais que je ne voulais pas me priver d'avancées techniques qui me permettent d'explorer, pour le plaisir de nos clients, de nouveaux territoires gustatifs. Voilà donc ce "Note à Note". C'est beau, c'est bon et il prend tout son sens avec une intention artistique. Au repas que nous avons servi à Hong Kong, il était accompagné de fines lamelles de radis noirs croquants (ces lamelles sont mises sous vide avec un trait de Kirsch). Entre chaque lamelle il y a une crème d'avocat à la pomme verte et une chantilly de foie gras. Le tout est rehaussé d'une pointe de sirop de betterave rouge et aussi d'une feuille de pain croustillante. Il est important de déguster d'abord le "Note à Note" seul et ensuite de manger les radis croquants. L'autre intention est une pâte salée tout à fait intéressante qui va se décliner avec des compotes, des marmelades, des fruits d'été ou en friture avec des calamars, des légumes ou des crustacés.
