
« Vive l’hétérotopie, l’époque de l’hôtel refermé sur lui-même est révolue »
Pierre-Yves Le Gal, ancien étudiant de Vatel, consultant en développement et opération hôtelière à travers son cabinet Arzel, s’est pris à son propre jeu entrepreneurial et innovant en devenant un « serial transformateur » de modèle économique hôtelier.
Le concept des tiers-lieux est encore très confidentiel en France. Vous lui avez donné un coup de projecteur avec Le Lieu-Dit à Nantes, croyez-vous à son développement et à la viabilité économique d’un tel modèle ?
Pour gagner en rentabilité en supprimant des charges, dans beaucoup d’établissements hôteliers, on a abandonné les séminaires, la partie bien-être, les bars et parfois même le petit-déjeuner. Selon moi, c’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons perdu la bataille face à la location saisonnière. Au final, quelle est la valeur ajoutée que j’apporte, moi, en tant qu’hôtelier, face à ma petite sœur qui loue son appartement sur une plateforme avec une boîte à clés, une belle photo, une décoration soignée, et un prix bien plus attractif que le mien ? Elle n’a pas les mêmes contraintes que moi.
Le premier point est donc de se dire qu’il faut changer de paradigme dans notre modèle, dans notre manière de penser l’économie hôtelière. Ce que je vends vraiment, c’est ce que je ne facture pas.
Que voulez-vous dire par là ?
Ce que je facture, ce sont des nuitées, un hébergement. Mais ce qui crée véritablement de l’attractivité, ce n’est pas l’hébergement en soi, ce ne sont pas les 12, 15 ou 20 mètres carrés de la chambre, c’est tout ce qu’il y a autour : la musique, l’environnement, les ambiances. C’est l’ensemble des activités annexes qui créent de la valeur. C’est là le premier constat.
Le deuxième constat, c’est que nous avons, en tant qu’hôteliers, une chance formidable : nous disposons de mètres carrés très bien situés, souvent bien aménagés. Et si nous ne faisons rien de ces espaces, ils sonnent creux, notamment entre 9h30 (dernier check-out) et 17h (premier check-in). Ce sont pourtant des mètres carrés qualitatifs, avec du personnel disponible 24h/24, des installations, une accessibilité... et nous n’en faisons rien parce que notre modèle le prévoit ainsi. Il faut dépasser cela.
"Ce que j’appelle une "hétérotopie" : une ville dans la ville, un lieu qui ne communique pas avec son environnement ne fonctionne plus. Vous arrivez dans un hôtel, on vous demande pourquoi vous êtes là, qui vous venez voir, ce que vous venez faire... Il faut inverser cette logique".
Et quel dépassement proposez-vous ?
En partant de ce constat, l’idée est d’accepter de rendre nos établissements beaucoup plus poreux. Concrètement, si l’on veut qu’un hôtel soit adopté par les clientèles touristiques, affaires ou loisirs, il faut d’abord qu’il soit adopté par les habitants du quartier. En tant que touristes, nous sommes naturellement plus attirés par des lieux qui semblent vivants, qui respirent la vie locale. Cette validation sociale passe notamment par le design et l’aménagement.

À mon sens, l’époque de l’hôtel refermé sur lui-même est révolue. Ce que j’appelle une "hétérotopie" : une ville dans la ville, un lieu qui ne communique pas avec son environnement ne fonctionne plus. Vous arrivez dans un hôtel, on vous demande pourquoi vous êtes là, qui vous venez voir, ce que vous venez faire... Il faut inverser cette logique.
Un tiers-lieu, c’est d’abord un lieu ouvert aux locaux, un lieu de passage et de vie. Pourquoi ? Parce que nous avons de véritables atouts : du personnel, des espaces équipés, des installations opérationnelles. Cela implique aussi d’accepter de proposer certaines activités gratuitement.
Mais un modèle économique ne peut pas entièrement reposer sur la générosité ?
C’est là que le modèle économique évolue. Prenons l’exemple du Lieu-Dit de Nantes, mais aussi de "Demain, Hôtel & Conciergerie" : nous mettons des créneaux à disposition d’une association de sapeurs ; nous accueillons des cours de dessin, de yoga, de boxe, ou des fresques du climat, sans facturer l’espace. Ce n’est pas ce moment-là qui rapporte. Mais ce que je crée, c’est du flux, de la désirabilité, de l’ambiance, et une visibilité organique, notamment sur les réseaux sociaux.
Le défi du modèle est d’arriver à monétiser ce flux. Y parvenez-vous ?
Exactement ! L’idée, c’est qu’il faut « payer pour voir ». C’est-à-dire qu’un lieu où il se passe quelque chose tous les jours va susciter la curiosité du client. Il arrive avec sa valise à 17 h ou 18 h, et il découvre une animation : une activité de restauration en cours, des gens qui boivent un verre, commandent une pizza, ou encore un cours de dessin ou de yoga en extérieur. Cela l’incite à descendre de sa chambre, à rester sur place, à s’installer avec son ordinateur, à boire un café, à interagir.
Il faut accepter que le modèle économique ne repose pas sur une rentabilité immédiate, mais sur une rentabilité différée, générée par cette animation constante.
"Exactement ! L’idée, c’est qu’il faut « payer pour voir ». C’est-à-dire qu’un lieu où il se passe quelque chose tous les jours va susciter la curiosité du client".
Est-ce suffisant pour générer aussi des flux financiers ?
Ensuite, il faut composer une addition d’éléments surprenants, mais cohérents, en lien avec nos métiers. Par exemple, au Lieu-Dit, on assume une mixité à la fois sociale et associative, en proposant des espaces qui plaisent autant à une personne âgée qui lit son journal le matin, qu’à des travailleurs nomades pour y faire leurs visios, ou encore à un groupe d’amis qui vient boire un verre ou organiser un apéritif en soirée.

Avec Demain Hôtel & Conciergerie vous avez pris le parti de réconcilier hôtellerie et location saisonnière. C’est un peu antinomique ?
C’est exactement le même principe d’utilisation pragmatique. Prenons le réceptionniste de nuit. Cette fonction est indispensable dans tous les établissements hôteliers, opérationnelle de 23h à 7h dans un hôtel. Ce réceptionniste peut gérer une cinquantaine de chambres. Il est probablement aussi capable de gérer une soixantaine de logements, dont une dizaine d'appartements en location courte durée situés autour de l'hôtel. Cela recrée de la valeur ajoutée pour un voyageur qui n’est pas dans l’hôtel, mais dans son écosystème.
La question est donc : comment, avec les ressources dont je dispose — mon temps, mes horaires, mes mètres carrés —, puis-je aller au-delà de mon métier d’hôtelier ? Comment faire plus, intelligemment ?
C’est un raisonnement clair, qui demande une certaine polyvalence, à la fois dans les profils recrutés et dans la formation des équipes, deux sujets de préoccupation de l’hôtellerie traditionnelle ….
Heureusement, les choses évoluent. Oui, la question des ressources humaines est centrale. Chez nous, la restauration représente 55 % de notre chiffre d’affaires. Notre enjeu, c’est d’éviter les silos : une équipe pour l’hôtel, une autre pour la restauration… ce n’est pas tenable. Il faut mutualiser les fonctions.
Nous formons donc des équipes capables, sur un même lieu, de gérer un bar, de servir un verre, de préparer une pizza ou de faire un pique-nique pour un client de l’hôtel. C’est cette polyvalence que nous recherchons. Elle passe d’abord par une intelligence d’aménagement, mais aussi par des outils simples et efficaces, comme un PMS ultra intuitif, que même des employés issus de la restauration pourront utiliser sans être des réceptionnistes.
Et vous connaissez sans doute l’adage : un hôtelier est souvent un mauvais restaurateur, alors qu’un restaurateur peut devenir un bon hôtelier. Chez nous, beaucoup de collaborateurs viennent de la restauration, et nous n’avons ni le temps, ni les moyens — ni eux l’envie — de les former à la réception de manière traditionnelle. Il faut donc fluidifier l’expérience client.
Cela signifie qu’avant même l’arrivée du client, nous lui demandons un maximum d’informations, pour simplifier son parcours dès qu’il passe la porte.
"un hôtelier est souvent un mauvais restaurateur, alors qu’un restaurateur peut devenir un bon hôtelier. Chez nous, beaucoup de collaborateurs viennent de la restauration"
La technologie peut-elle apporter des solutions efficaces ?
Elle permet aussi de mutualiser les temps, de rendre les rôles plus flexibles. Je vous donne un exemple concret, presque anecdotique, mais révélateur : au Lieu Dit, j’avais besoin d’un veilleur de nuit pour l’hôtel… et j’avais aussi besoin de produire des pâtons pour notre pizzeria, qui sert 200 à 300 couverts par jour. Plutôt que de recruter un veilleur classique, j’ai embauché un cuisinier de nuit. Il a gagné au change : ses horaires sont fixes, pas de coupures comme en restauration classique, et il peut voir ses enfants le matin. De notre côté, on gagne aussi : il prépare les pâtons, gère le petit-déjeuner, assure une présence chaleureuse.
Imaginez l’expérience client : vous arrivez à 7 h du matin, accueilli par un homme en tablier qui vous dit « bienvenue chez nous », vous parle des pâtes faites maison, et vous tend la clé de votre chambre. C’est pittoresque, mais incarné.
Cela demande bien sûr de l’engagement, et parfois on se trompe dans nos recrutements. Certains collaborateurs issus de l’hôtellerie classique ont du mal à s’adapter à notre univers, plus spontané, plus vivant. Mais lorsqu’on trouve les bons profils, cela fonctionne remarquablement.

Revenons à la question essentielle de la rentabilité pour tout chef d’entreprise que vous êtes. Est-elle réaliste ?
Ce modèle repose donc sur un équilibre subtil, mais puissant. Dès lors que nous atteignons un bon niveau d’activité sur la restauration, l’hôtel devient mécaniquement plus rentable. Pourquoi ? Parce que je ne double pas les effectifs. Je n’ai pas une équipe pour l’hôtel et une autre pour le restaurant. J’ai une seule équipe, formée, agile, qui partage une mission unique : accueillir et servir le client, qu’il vienne pour dormir ou pour dîner.
Et ça se ressent. L’un des meilleurs compliments qu’on puisse nous faire, c’est quand un client, installé au bar ou au restaurant, nous dit : « Mais… vous êtes un hôtel aussi ? » Cela signifie que l’établissement vit avant tout comme un lieu de vie, pas comme un hôtel traditionnel. Et d’ailleurs, nulle part ce mot n’apparaît explicitement dans l’espace public.
Le modèle est-il duplicable facilement sans être constamment présent auprès des équipes ?
L’ambition est claire, nous voulons nous développer. D’abord autour de Nantes, puis dans le Grand Ouest, et pourquoi pas au-delà. Je suis convaincu que ce modèle fonctionne dès lors qu’il repose sur un ancrage local, dans des quartiers intermédiaires — ni en hypercentre, ni en périphérie. Des zones résidentielles et tertiaires, avec une vie de bureau en journée et une vie de quartier en soirée.
Et c’est précisément là que se trouvent aujourd’hui les hôtels en difficulté ou en reconversion. Des établissements anciens, devenus hébergements d’urgence, ou laissés à l’abandon. Il y en a dans toutes les villes. Le potentiel est immense.
"Notre modèle est rentable, désirable pour les clients, et démontre qu’il est possible de relancer l’attractivité d’un lieu en misant sur l’ouverture, la vie, la restauration… et seulement ensuite sur l’hébergement".
Le parallèle est tentant avec le parcours – aujourd’hui réussi mais d’abord laborieux - de Mama Shelter. Est-ce une inspiration ?
Évidemment, nous nous inspirons d’exemples comme Mama Shelter. Mais à vrai dire, je pense qu’on n’invente rien. On réinvente, on adapte. Le Lieu Dit est le fruit de nombreuses influences : Mama Shelter, bien sûr, mais aussi Novotel, et d’autres pionniers du segment lifestyle ou encore des concepts hybrides qu’on suit de près. On pioche un peu partout.
Aujourd’hui, nous avons la chance d’être soutenus par la BPI, qui nous accompagne sur les projets actuels, Le Lieu-Dit et Demain. C’est un signal fort : le modèle est pris au sérieux, reconnu comme innovant et crédible.
Nous défendons une forme de luxe déconnecté du superflu : un luxe qui ne se mesure pas à l’épaisseur de la moquette, mais à la qualité des matériaux, à la sobriété des espaces, à la convivialité des usages. Et toujours avec cet esprit bon vivant, chaleureux, sans excès. Nous assumons une approche semi-économique, avec des prix accessibles — autour de 75 à 80 € la nuit. Et ça fonctionne.
La voie de l’expansion est donc ouverte plus largement …
Ce que nous avons fait jusqu’ici a demandé deux années pleines, ce que les start-up appelleraient une phase de proof of concept. Aujourd’hui, nous savons que ça fonctionne. Il suffit de passer à la vitesse supérieure, mais sans précipitation. Nous avons un projet sur la côte, dans l’Ouest. J’aimerais ouvrir à Rennes, à Angers, rester d’abord en zone limitrophe, où nous avons une connaissance fine du tissu local.
Mais je refuse de me lancer dans un développement précipité. Je veux construire sur des bases solides, pour qu’au moment où je vais voir un investisseur, un promoteur ou un partenaire, je puisse lui dire : « Voici nos résultats, voici ce que nous savons faire. ». Ce ne seront pas des clients qui voyageront de Lieu-Dit en Lieu-Dit qui feront notre succès. Ce sont les habitants, les voisins, les usagers du quotidien, qui font vivre le modèle.
C’est pour cela qu’on croit tant à la porosité. C’est un mot que je trouve très juste. Il exprime bien l’idée qu’un lieu doit laisser entrer la vie, se mêler à ce qui l’entoure.
Et demain donc ?
Demain est déjà aujourd’hui, nous entamons les travaux de notre troisième hôtel, l’Astoria en face de la gare de Nantes. C’est un mandat de gestion complet pour le compte d’un propriétaire pour qui nous avons déjà créé un concept hôtelier aux Sables-d’Olonne. Il nous fait confiance pour développer un troisième lieu hybride baptisé Oldegar. C’est une nouvelle approche conviviale et hybride de l’hôtel de la gare, loin de l’image classique très fonctionnelle que l’on peut s’en faire.
C’est pour cela qu’on croit tant à la porosité. C’est un mot que je trouve très juste. Il exprime bien l’idée qu’un lieu doit laisser entrer la vie, se mêler à ce qui l’entoure.

