Chronique francophone : océan Indien, un marché touristique mineur face aux enjeux majeurs

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Publié le 14/03/24 - Mis à jour le 14/03/24

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Après l’Afrique et son dynamisme porteur de croissance pour le secteur, et ses défis importants (de la connectivité et compétitivité des coûts de transport au capital humain), direction l’océan Indien. Longtemps perçu comme une simple zone de passage entre l’Asie et l’Europe, l’océan Indien est devenu un enjeu géopolitique majeur. Brice Duthion

Dès 1890, l’amiral américain Alfred T. Mahan, pionnier de la géopolitique et de la stratégie navale américaine, écrivait que « celui qui contrôle l’océan Indien dominera l’Asie ; cet océan est la clef des sept mers, la destinée du monde sera décidée dans ses eaux ». Avec les ambitions avouées chinoises et indiennes depuis deux décennies, la nature stratégique de l’océan Indien redevient évidente. Le tourisme et l’hospitalité n’y sont pas étrangers.

L’océan Indien, une réalité géographique francophone souvent méconnue

L’océan Indien s’étend sur près de 70 millions de km2, ce qui en fait le troisième océan le plus étendu du globe, après le Pacifique et l’Atlantique. Longtemps considéré comme un « océan négligé », car éloigné des grands centres de pouvoir et de conflit, son regain d’intérêt géopolitique est explicable par ses limites géographiques : au nord l’Inde, le Pakistan et l’Iran, à l’ouest l’Afrique et la péninsule Arabique, à l’est la Birmanie, la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie et l’Australie, et au sud les mers australes.

Près de 3 milliards d’habitants vivent autour de cet océan, principale voie d’accès maritime entre l’Europe et l’Asie depuis l’ouverture du canal de Suez en 1869. L’océan Indien est l’espace maritime le plus important de la planète. Près de 40 % des importations mondiales de pétrole provenant du Moyen-Orient, et plus de 80% du commerce maritime du pétrole y transitent. L’océan Indien est le lieu de nombreuses influences, américaines, chinoises, indiennes, caractérisées par une grande diversité religieuse, culturelle et politique. Devenu espace de rivalités idéologiques et de politisation des grands courants religieux ou philosophiques, l’océan Indien est marqué par la recrudescence de faits et d’actes de piraterie ou terrorisme maritime.

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L'île de La Réunion, baptisée île intense en raison de ses paysages volcaniques

C’est dans ce contexte géopolitique particulier que quelques territoires francophones affirment leur identité. Comparés à un « lac francophone » au sud-ouest de l’océan Indien par le géographe français Yves Montenay, ces territoires se concentrent autour de cinq îles ou ensembles insulaires pour une population globale d’un peu plus de 30 millions d’habitants.

Toutes ces îles ont des rapports étroits avec la France, souvent ancienne puissance coloniale, que ce soit Madagascar, l’ile la plus grande, l’archipel des Mascareignes, avec La Réunion, l’île Maurice et ses dépendances, les Comores, Mayotte et les Seychelles. Ces îles pratiquent un multilinguisme généralisé, le français étant le point commun, avec d’autres langues parlées (l’anglais, le créole, le malgache, le mahorais, le shikomor (comorien) ou l’arabe). C’est donc d’une mosaïque francophone dont on pourrait parler dans cet Océan Indien, une mosaïque marquée par l’océan, « la mer, le seul lieu du monde où l'on puisse être loin, entouré de ses propres rêves, à la fois perdu et proche de soi-même » comme l’écrivit si justement JMG Le Clézio.

Un contexte touristique singulier

L’océan Indien fait partie de l’imaginaire touristique, d’abord sans doute par son éloignement géographique, mais surtout par les images paradisiaques qu’il véhicule, avec une figure centrale de « l’île-hôtel », avec des écosystèmes prétendument originels. Un géographe, Jean-Christophe Gay, décrypte assez bien ce phénomène dans un article, « Le tourisme dans les îles tropicales ». De nombreuses îles de l’océan Indien échappent à l’image de plages, de sable blanc, de cocotiers, de lagon aux eaux transparentes et bleu turquoise car elles peuvent être grandes (Madagascar) ou montagneuses (la Réunion).

Ces îles sont devenues tardivement touristiques. Il y a une cinquantaine d’années, en 1971, La Réunion, l’île Maurice, les Seychelles et les Maldives attiraient 50 000 touristes. La capacité hôtelière des îles tropicales s’est ensuite alignée sur l’offre aérienne à destination. Avec la massification des flux, même si ces destinations sont demeurées « confidentielles » comparées par exemple aux îles des Caraïbes, à cause de l’éloignement important des pôles émetteurs traditionnels européens ou nord-américains, l’ensemble des îles ont fondé une grande partie de leur devenir économique sur le tourisme.  

Un pic avant Covid de 1,4 million de touristes à Maurice

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Prééminence de la compagnie nationale Air Mauritius sur toute la région

L’aéroport de Maurice est devenu le hub majeur régional, avec la prééminence de la compagnie nationale Air Mauritius. Les vols directs à destination de Mayotte ou Rodrigues n’existent pas, nécessitant de transiter par La Réunion ou Maurice. Le pic touristique est atteint juste avant le Covid en 2019, avec près de 1,4 million de touristes accueillis à Maurice, plus de 500.000 à La Réunion, de 300.000 aux Seychelles et 200.000 environ à Madagascar. 

La crise du Covid a frappé durement ces destinations insulaires dont la structure des fréquentations est largement dépendante des pays européens (plus de la moitié des touristes à Maurice, et plus de 80% à La Réunion). Le retour des liaisons aériennes s’est accompagné d’une diversification des clientèles dans la région.

Les clientèles russes étaient les plus importantes aux Seychelles en 2021 devançant celles des Émirats arabes unis. Aux Maldives, ce sont les Indiens qui ont remplacé les Chinois, suivis par les Russes. Mais les îles francophones demeurent très dépendantes des visiteurs européens, « piliers » du tourisme insulaire. Ce tourisme est volatile, car sujet aux aléas climatiques et pandémiques (cyclones, volcanisme, tsunami, maladies infectieuses, etc.).

Les compagnies aériennes fragilisées malgré la reprise

La Covid a fragilisé certains des acteurs aériens régionaux. Air Austral, compagnie basée à La Réunion, vient d’annoncer une nouvelle réduction de son programme de vols pour la saison estivale 2024 pour « optimiser la rentabilité financière ». Ces difficultés récurrentes ne font que renforcer les compagnies régulières nationales.

Air France en est un bon exemple. Ben Smith, directeur général d’Air France KLM, présentait le mois dernier les résultats de sa compagnie pour 2023, « une année record » avec plus de 30 milliards € de chiffre d’affaires, en hausse de +15,1 % en une année (pour un résultat net de 934 millions €). La recette unitaire par passager s’est améliorée de 6,1% sur l’ensemble du réseau en 2023. Elle a fortement progressé sur le long courrier (+8,9%), porté par le réseau Caraïbes / Océan Indien, en hausse de 19,3%.

Une fréquentation fortement dépendante du tourisme affinitaire

Cette accélération de la reprise de la fréquentation touristique s’est observée à La Réunion en 2022. Le nombre de touristes extérieurs a quasiment doublé, plus de 495 000 contre à peine 250 000 en 2021. Le marché hexagonal avec un volume de près de 410.000 touristes représente plus de 82 % des touristes extérieurs. Clientèle d’agrément et clientèle affinitaire représentent près de la moitié chacune des types de visiteurs.

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La fréquentation à La Réunion repasse devant le score d'avant crise

La fréquentation des hôtels et autres hébergements collectifs touristiques, au cœur de l’hiver austral 2022, a dépassé largement celle d’avant la crise sanitaire (+10 % par rapport à 2019), portée principalement par les établissements haut de gamme (de 3 à 5 étoiles). La hausse marque également l’année 2023, avec par exemple plus de + 30 % d’augmentation entre le 1er semestre 2023 et celui de 2022.

Parallèlement, l’île Maurice retrouve en 2023 son niveau d’avant Covid, accueillant plus de 300.000 visiteurs internationaux durant premier trimestre, frôlant le million en fin d’année. La diversification de la connectivité aérienne a permis ce retour aux « fondamentaux » touristiques de l’île, 19 compagnies aériennes l’ont desservie, les voyageurs embarquant depuis 26 aéroports contre 3 en 2019. Si plus de 60% des flux proviennent d’Europe, 20% sont généraux par des régionaux (principalement Sud-Africains et Réunionnais), 10% viennent d’Asie (Inde, Philippines et Chine), 3% du Moyen-Orient (Arabie saoudite et Émirats arabes unis). Pour consolider cette dynamique, Air Mauritius va augmenter ses vols à destination et au départ de Heathrow, à Londres, Genève, Francfort ou New Delhi.

Une marque, les « Îles Vanille » pour développer le tourisme régional ?

Mettre en commun les atouts régionaux n’est pas une idée neuve. Une première Alliance touristique de l’océan Indien (ATOI) nait dans les années 1970, sans grand résultat tangible. La Commission de l’océan Indien (COI) voit le jour en 1984 entre Madagascar et l’île Maurice, La Réunion et les Comores y adhèrent en 1986. Les rivalités et les querelles de clochers ne débouchent sur aucune réalisation majeure.

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Le concept des Îles Vanille pour des séjours combinés a du mal à percer

Il y a une dizaine d’années, en 2011, est lancé le concept des « Îles Vanille », censé permettre de développer le tourisme régional. La vanille est cette épice commune à toutes les îles de la région : Maurice, Madagascar, La Réunion, Les Seychelles, les Comores et Mayotte. Le projet des « Iles Vanille » visant à coupler les destinations, en réunissant et valorisant les atouts des îles de la zone pour un développement touristique commun. La marque devait renforcer la notoriété de ces destinations et mieux les vendre notamment à l'international. Des binômes ont été constitués : Mayotte – Madagascar, Réunion – Maurice, Réunion – Seychelles ou Réunion – Madagascar, etc.

Chaque destination devait apporter ses singularités, par exemple le tourisme haut de gamme de Maurice, la qualité multi-îles des Seychelles ou le développement du tourisme vert à La Réunion, etc. Et les atouts communs aux « Îles Vanille » devaient être promus : le patrimoine créole, la beauté́ des paysages, les langues étrangères, le mélange des cultures (francophone, anglophone, créole), etc.  

Le projet suscite à nouveau l'intérêt des autorités locales

Après une décennie mitigée, entrecoupée par la pandémie de 2020, le projet « Îles Vanille » suscite à nouveau l’intérêt. L’objectif avoué est de redynamiser le secteur en fonction de la demande internationale et du nouvel environnement commercial, en renforçant l’attractivité multiple de l’océan Indien. « L’heure est venue pour développer un label « indianocéanique », tout ce qui est régional redevient à la mode, on va privilégier les circuits courts, on va encourager les échanges entre les peuples » explique Donald Payen, président de l’Office du tourisme de Maurice. Le coût des billets aériens sera particulièrement scruté dans les semaines à venir, notamment dans l’optique de créer des produits nouveaux (combinés) complémentaires de ceux existants et de répondre aux attentes de nouvelles clientèles (les BRICS sont particulièrement visées).

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REUNION, lancement d'un Erasmus de l'océan Indien

Les moyens marketing et de communication vont être mis en commun. En ciblant notamment la diminution des impacts environnementaux par la combinaison des destinations. Pour apprendre à se connaitre, un « Erasmus » pour l’océan Indien, le programme Réunion de mobilité entre les universités de l’océan Indien, a été lancé en novembre 2021. En février 2022 se sont tenues en ligne les premières Assises régionales de la formation et de la mobilité professionnelle. L’un des objectifs avoués est d’améliorer l’employabilité des quelques 9 millions de jeunes qui arriveront en âge de travailler dans les pays membres de la COI d’ici 2040.

Le tourisme bleu, vers un usage éthique et durable de l’océan Indien ?

Enfin, l’océan Indien est en première ligne et témoigne du changement climatique. Le niveau de la mer y augmente en moyenne plus rapidement que dans l’Atlantique et le Pacifique (10 cm au cours des 30 dernières années à un rythme de près de 4 mm par an ces dernières années). De nombreuses plages risquent d’être envahies par les marées, menaçant les habitats naturels et les moyens de subsistance des populations des zones côtières. Des travaux de dragage sont opérés aux Maldives, pour extraire le sable du centre des lagons et le redistribuer sur l’île en construction. Une aberration écologique qui endommage les récifs coralliens.

À l’île Maurice, le gouvernement estime que la moitié des plages de sable blanc seront menacées dans les prochaines décennies. Des digues construites en roches volcaniques protègent certaines franges côtières. Il ne s’agit là que d’une solution partielle. Des travaux sont menés pour reconstituer des barrières côtières naturelles.

Développement durable et valorisation culturelle au coeur de la stratégie

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Le développement durable au coeur des préoccupations dans l'océan Indien

La COI a adopté, en 2019, un plan d’action régional pour l’économie bleue, intégrant des enjeux à la fois économiques et climatiques et valorisant les écosystèmes aquatiques et marins. L’économie bleue recouvre des défis importants en matière de surpêche, de durabilité des transports maritimes, de préservation des écosystèmes côtiers et de la biodiversité marine, de la gestion durable des ressources des fonds marins, de l’étude des énergies marines renouvelables et de tourisme bleu.

Ainsi, la plupart des pays membres de la COI ont procédé à l’élaboration de stratégies en faveur du développement durable intégrant le tourisme et la valorisation culturelle de leur patrimoine. Maurice a pour ambition d’atteindre le « zéro émission nette » d’ici à 2030. Les Seychelles se lancent dans la valorisation culturelle de leur patrimoine. La Réunion a élaboré un schéma de développement et d’aménagement touristique appuyé sur un Agenda 21. 

Les Comores ont favorisé un programme pour des initiatives communautaires d’écotourisme. Pendant que Madagascar travaille sur un programme de villages culturels. Différents projets ont été soutenus par l’Agence française de développement (AFD) avec le financement de programme de résilience des espaces côtiers et de protection des aires marines protégées (Parc marin de Mohéli aux Comores, 3 millions € ou Parc national de Mayotte et des Glorieuses, 3,6 millions €). C’est dans ce cadre également que la représentation pour l’océan Indien de l’Organisation internationale pour la francophonie (OIF) a lancé en 2021 un appel à candidatures pour son programme « Tourisme durable au service de l’autonomisation des femmes et des jeunes en zones rurales et côtières ».

 

 

 

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