Dans de nombreux documents ou rapports officiels, l’océan Indien est considéré comme une « Nouvelle frontière ». La « maritimisation » de la région définit une « nouvelle géopolitique de l’océan Indien ». Ce qui en fait un nouveau front, pionnier à l’échelle de la planète, avec des espaces à explorer et à mettre en valeur, à la fois dans une dimension horizontale (nouvelles routes maritimes) et dans une dimension verticale (espaces des profondeurs, exploitation de ressources en hydrocarbures au débouché du Canal du Mozambique, minérales ou halieutiques). Brice Duthion
La notion de « Nouvelle frontière » fait écho aux dynamiques de puissances et de coopération à l’échelle de l’océan Indien, notamment dans le contexte d’extension de la piraterie maritime, affiliée à des mouvements terroristes, et de la question des migrations internes et internationales. Les migrations entre les Comores et Mayotte en est l’un des exemples les plus réguliers. Le lien des enjeux de défense avec ceux liés aux changements climatiques va marquer profondément les prochaines décennies régionales. On y observe de nombreux investissements extrarégionaux, avec les Nouvelles Routes de la Soie chinoise, la montée en puissance de l’influence indienne ou les investissements portuaires étrangers dans le Sud-Ouest de l’océan liés aux activités minières des firmes multinationales.
C’est dans ce contexte particulier que plus de 1,6 million de Français vivent dans les territoires ultra-marins de l’aire indopacifique, dont la majorité dans l’océan Indien. Une note de l’Élysée détaillait il y a quelques mois le rôle de ces départements et collectivités d’outre‑mer dans la stratégie de la France, à la fois par leur position stratégique eu égard à leur importance dans le domaine maritime, aux réserves halieutiques et aux ressources minérales qu’il contient (une « vitrine » de l’économie bleue). La Réunion est un « hotspot » de la biodiversité mondiale. Mayotte est environnée d’une ceinture de corail qui en fait l’un des plus grands lagons du monde. La France est signataire depuis septembre 2019 de la déclaration de Dacca sur l’économie bleue, comme l’ensemble des vingt-deux autres États membres de l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA).
Des situations touristiques et macroéconomiques différentes
Du côté des îles francophones de l’océan Indien, deux modèles distincts cohabitent. Le premier est celui de La Réunion, de Madagascar et de Mayotte. Ces trois îles, malgré leurs profondes différences géographiques, partagent le fait d’avoir un tourisme marqué par une forte composante affinitaire et une clientèle provenant très fortement de la métropole. Ces îles attirent très peu d’autres visiteurs, d’Europe ou d’Asie. Maurice et les Seychelles, quant à elles, développent le même modèle que les Maldives, celui d’un tourisme né de la volonté des gouvernements locaux d’exploiter leur « capital naturel » (plages et climat). Ces îles accueillent une clientèle diversifiée, avec de nombreux établissements 4 et 5 étoiles offrant des prestations souvent haut de gamme.
Des analyses de la COFACE et de la Banque Mondiale tablent sur un retour en 2024 à la situation touristique record de 2019 avec plus de 3,1 millions de visiteurs et 3,3 milliards d’euros de recettes pour les îles francophones, dans une perspective de développement important dans les prochaines années. Il est important de rappelle que dans cette région du monde le tourisme peut représenter de façon directe et indirecte jusqu’à 60 % du PIB comme aux Maldives. Pour preuve les importants investissements publics, notamment en infrastructures comme le projet « Greater Malé Connectivity Project » qui doit relier par la route la capitale Malé aux îles Villingli, Gulhifalhu et Thilafushi devrait aboutir fin 2024 ; ou le projet d’expansion de l’aéroport international de Velana.
Si l’on analyse la situation macroéconomique des îles francophones, en dehors des territoires français ultramarins, et leurs perspectives immédiates, les Comores semblent être l’économie la plus faible. En 2023, elle restait très peu diversifiée, minée par la faiblesse des infrastructures et les difficultés de gouvernance qui ont pesé sur l’environnement des affaires dans cet archipel de 851 000 habitants. Dominée par des acteurs de petite taille relevant surtout du secteur informel, elle est marquée par une grande fragilité sociale (150e à l’Indice de Développement humain, sur 184 en 2021), avec un taux de pauvreté supérieur à 20% selon la norme établie par la Banque Mondiale.
Des Comores aux Seychelles, l'écart de richesse et de perspectives est particulièrement large
Maurice présente l’un des PNB/habitant les plus élevés des îles, avec plus de 10 000 USD par habitant. L’île a misé sur le développement des secteurs liés au sucre, au tourisme, au textile, aux TIC et au financier off-shore. La maitrise de l’inflation et la dépréciation de la devise sont deux défis macroéconomiques importants. La France présente un excédent commercial avec Maurice de 170 M€ en 2023, particulièrement dans le secteur des TIC et celui des énergies renouvelables.
Madagascar est un pays où le niveau de vie des habitants demeure faible avec un PNB/habitant autour de 525 USD en 2023. Le taux d’inflation est élevé (10,5% en 2023). Le taux de de croissance est l’ordre de 4,0%, porté par une hausse des activités touristiques (+1,2 points de PIB des recettes de voyage par rapport à 2022) et des exportations minières (+0,8 points de PIB). Cette croissance économique est largement absorbée par la croissance démographique (+2,8% en moyenne par an).
Les Seychelles, enfin, ont connu trois années de croissance élevée, grâce à la reprise du tourisme (+9% en 2022 et Plus de 4% en 2023), avec un taux d’inflation stable aux environ de 3%. Le tourisme représente plus de 30 % du PIB, la pêche près de 8 % pour un quart des recettes en devises. Ces deux secteurs contribuent à l’essentiel de la croissance de l’archipel et ont permis aux Seychelles d’atteindre le PIB/habitant le plus élevé de la région (en l’ouvrant également à Afrique) avec plus de 11 639 USD en 2020. Quelques fragilités marquent l’économie seychelloise : 25 % de la population vivait toujours en-dessous du seuil de pauvreté local en 2018 (11 USD par adulte et par jour, le vieillissement de la population, qui présente un risque de soutenabilité du système de retraite, le niveau insuffisant des infrastructures (notamment l’électricité) et bien entendu comme partout dans la région la vulnérabilité aux effets du changement climatique.
Quels investissements engagés et projets à venir ?
De nombreuses initiatives ont été lancées depuis quelques années, visant à projeter les îles et leur tourisme vers un horizon d’une dizaine d’années. Maurice a décidé un plan de relance sectoriel après Covid piloté par le ministère du Tourisme, financé à hauteur de près de 9 millions d’euros. Le plan stratégique national vise 2 millions de visiteurs d'ici 2030. La diversification passe par plusieurs clientèles, par exemple les voyages de noces.
Les Seychelles ont retrouvé leur ratio d’avant pandémie, à savoir l’accueil d’au moins quatre touristes par habitant et par an. Le redressement va se poursuivre encore cette année. L’ouverture du Cheval Blanc Seychelles, dessiné par l’architecte Jean-Michel Gathy, au second semestre 2024 le long de la côte sud-ouest de l’île de Mahé, va contribuer encore davantage à la renommée de l’archipel. Le ministère mise en partie sur le tourisme culturel. L’Unesco a d’ailleurs alloué un financement, même modeste, pour y contribuer.
Madagascar, la grande île régionale, est souvent présentée comme un « sanctuaire de la nature ». Une nouvelle stratégie pour développer l’activité vise une diversification des marchés émetteurs en ciblant les pays du continent africain, ainsi que l’Inde et l’Europe de l’Est. Cela permettra de diversifier les arrivées et garantir un certain niveau de performance. De même, l’île veut progresser sur le tourisme de croisière.
Les Comores ont décidé un plan « Émergence 2030 » pour devenir une destination identifiée dans l’aire géographique régionale, en valorisant ses plages, ses lagons et son volcan Karthala. Mais les perspectives économiques de l’archipel demeurent très en dessous de celles des iles voisines.
Un sérieux défi d'intégration dans le contexte régional, encore balbutiant
Un autre enjeu réside dans l’intégration régionale, moins avancé que dans d’autres parties du monde, comme les Caraïbes. Des accords régionaux sont incarnés par trois organisations :
- la Commission de l’océan Indien (COI), créée en 1984, qui regroupe les quatre États insulaires (Seychelles, Madagascar, Maurice et les Comores) et La Réunion au titre de la France, pour favoriser les échanges intrarégionaux et de défendre les intérêts insulaires ;
- le marché́ commun d'Afrique orientale et australe (COMESA), créé en 1993, regroupe vingt États d’Afrique orientale et australe, dont les quatre États insulaires de l’océan Indien (hors Afrique du Sud) ;
- la Communauté de développement d'Afrique australe (SADC), créée en 1979, regroupe quinze États (dont l’Afrique du Sud) vise la constitution d’une zone économique intégrée et est devenue une zone de libre-échange depuis 2008.
Dans ce cadre, les échanges des territoires français ultramarins avec les autres îles de la zone demeurent très limités, peu diversifiés et se concentrent sur les économies insulaires proches. Plutôt que de miser sur les échanges y compris avec les puissances voisines, et notamment, l’Afrique du Sud, ces îles vivent encore ce que certains appellent économistes appellent une « prime métropole », traduisant d’une part la forte dépendance de La Réunion et Mayotte à la France métropolitaine et d’autre part l’existence d’un circuit privilégié d’échanges entre Maurice et les Seychelles avec l’ancienne puissance métropolitaine anglaise.
Le tourisme, un marqueur de l’économie bleue
Tout projet de développement touristique, et d’hospitalité, doit intégrer désormais les objectifs du Plan d’action régional pour l’économie bleue (PAREB) défini dans la région en 2021. La France y contribue via notamment des actions coordonnées par l’Agence française pour le développement (AFD). Quatre objectifs généraux sont précisés dans la participation française :
- encourager le développement durable des filières de l’économie bleue, verte, circulaire par une approche écologiquement responsable ;
- construire des sociétés inclusives au service des populations ;
- favoriser un cadre de gouvernance publique plus protecteur ;
- accompagner la contribution des îles françaises de la zone à la dynamique de coopération régionale.
Le tourisme, qui représente une part essentielle de l’activité économique régionale, doit en constituer l’une des activités ressources. La région est réputée pour être un « point chaud » (hotspot) de biodiversité. Il s’agit donc désormais d’ancrer le tourisme dans la durabilité et d’impliquer l’ensemble de ses acteurs dans l’économie bleue, en faisant émerger bleue des modèles touristiques vertueux, respectueux des écosystèmes naturels et de la biodiversité marine et côtière, sobre en carbone.
L’implication des populations locales dans la prise de décision et la mise en place des politiques de développement du tourisme est essentielle. Une journée de l’économie bleue dans l’océan Indien (17 juillet 2021), puis une année bleue de l’océan Indien (2021-2022) ont été organisées à cette fin.
Mettre en avant une économie bleue responsable
L’Institut de recherche pour le développement (IRD) a lancé depuis un programme de recherche en faveur d’une économie bleue responsable notamment aux Comores, à Madagascar et aux Seychelles. L’étude s'intéresse à l’aménagement des espaces côtiers et marins, à la pêche et l’aquaculture durable ainsi qu’à la restauration des récifs coralliens et présenté fin 2022 une stratégie régionale.
Des projets d’ONG locales ont été soutenus, par exemple aux Seychelles pour réutiliser les engins de pêche à l’abandon et recycler les plastiques domestiques. Un atlas de l’environnement marin aux Seychelles a été mis en ligne.
Le secteur privé est également associé au projet avec la création d’un groupe d’entreprises privées françaises et locales travaillant à des recommandations innovantes pour cette économie bleue. Et pour mieux intégrer le tourisme à la biodiversité régionale endémique, particulièrement vulnérable aux conséquences des changements climatiques. Tout en veillant à ce que les touristes ne deviennent pas trop nombreux, notamment aux Seychelles et à Maurice. En gardant comme cap les éléments mis en exergue lors de l’adoption de la Stratégie économique pour la Francophonie (SEF), à Dakar, il y a déjà près de dix ans, pour tout développement économique qui demeurent éminemment d’actualité :
- La vulnérabilité des milieux naturels et gestion économe des ressources naturelles, notamment dans les pays insulaires,
- La concentration autour des questions sociales, notamment la nécessité d’une lutte contre la pauvreté et la formation de la jeunesse
- L’enjeu de la diversité et de la spécificité culturelle
- La nécessité d’une planification et d’une gestion intégrée d’un territoire limité, notamment sur les zones côtières.
Les grandes chaînes hôtelières présentes dans les îles Vanilles, comme les opérateurs locaux, s’y sont engagées. Loin des grandes zones de tourisme de masse, comme un laboratoire de ce que le tourisme et l’hospitalité pourraient devenir au cours du siècle.