L’Afrique est donc devenue depuis quelques années pour de nombreux professionnels du tourisme et de l’hospitalité ce qu’elle a toujours été, multiple, riche, plurielle, complexe. Considérée longtemps par méconnaissance comme un ensemble homogène de pays et d’économies, les investisseurs ont saisi que ce sont plus d’une cinquantaine de réalités africaines qui y coexistent. Par Brice Duthion
Le continent africain connait une puissante dynamique touristique. C’est le constat principal qui a été dressé lors du 23ème Sommet mondial du World Travel and Tourism Council (WTTC), qui s’est tenu en novembre dernier au Rwanda. Un évènement organisé pour la première fois sur le sol africain. Les indicateurs sont au vert pour le tourisme africain, qui a récupéré quasi intégralement en 2023 ses résultats d’avant Covid. Ce qui le place parmi les continents les plus dynamiques au monde, avec le Moyen-Orient et l’Europe.
Les consommations touristiques globales sont passées en vingt ans, de 75 milliards de dollars en 2000 à plus de 180 milliards en 2019. Ce qui représente environ un part de 7% du PIB continental (la même proportion qu’en France). Durant la même période, les emplois touristiques ont doublé, passant de 12 à près de 25 millions.
Certains pays sont connus comme étant des puissances économiques et touristiques affirmées, comme l’Égypte, le Maroc, l’Afrique du Sud. D’autres le deviennent, la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou plus récemment hors francophonie le Botswana ou la Namibie. La majorité du continent demeure cependant très loin de son potentiel de développement touristique. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) a publié récemment une feuille de route pour l’Afrique destinée à guider le secteur sur la voie d’une croissance durable d’ici 2030. Les principaux axes y sont explicités pour répondre au besoin de renforcer l’infrastructure touristique, d’améliorer la connectivité aérienne, de faciliter la délivrance des visas, de garantir la sureté et la sécurité des touristes, d’investir dans la formation professionnelle et la mise en valeur du capital humain. L’organisation de la dernière CAN 2024 a sans doute permis d’améliorer l’image de l’Afrique dans le monde. Ce que les incertitudes sur le report des élections présidentielles au Sénégal, grande démocratie du continent depuis plus de soixante ans, fragilise aux yeux du monde économique.
« Le potentiel de croissance du tourisme en Afrique est énorme… »
Le potentiel de croissance touristique en Afrique existe et connait une dynamique vive. Les raisons en sont multiples. La première et la plus structurelle est l’émergence d’une classe moyenne urbaine aux aspirations de consommation et de voyage élevées. Pour beaucoup d’observateurs, l’Afrique peut vite devenir à la prochaine décennie ce que l’Asie a été au tourisme depuis le début du millénaire. Un puissant levier d’investissements et d’engagements, un agrégat pour des innovations touristiques et culturelles. Les prévisions de croissance pour les dix prochaines années évaluent à un taux annuel moyen de 5,1% soit deux fois plus vite que la progression de tous les autres secteurs économiques. Le dernier sommet du Conseil mondial du voyage et du tourisme (WTTC) tenu à Kigali, au Rwanda, en novembre 2023, a révélé une étude selon laquelle l’industrie du tourisme et du voyage pourrait rapporter 168 milliards de dollars à l’Afrique au cours de la prochaine décennie et créer 18 millions d’emplois.
Cette dynamique d’investissement est à la fois industrielle, foncière et immobilière. La volonté de faire du tourisme un levier d’attractivité et de création de valeur est partagée par de nombreux pays, appartenant notamment à l’aire francophone. C’est précisément le cas de destinations du Golfe de Guinée, comme le Bénin, le Togo ou la Côte d‘Ivoire qui accueille la Coupe d’Afrique des Nations (CAN 2024). Le Sénégal, quant à lui, dispose d’un écosystème déjà mature à la fois en matière d’offre hôtelière ou de tourisme de loisirs. En revanche, il présente un déficit d’investissement face à la puissante évolution de la demande.
Ne pas renouveler les erreurs du passé
Julia Simpson, présidente du WTTC, estime d’ailleurs que « le potentiel de croissance des voyages et du tourisme en Afrique est énorme ». Pour mettre en valeur la richesse des destinations de ce continent « à couper le souffle », comme l’affirme cette dernière, l’un des enjeux stratégiques des investissements à venir doit résider dans une politique de développement durable. L’Afrique peut devenir un exemple de destination sobre, à la fois en matière d’empreinte carbone, l’usage de l’énergie solaire peut permettre une économie importante d’émissions de carbone, et bien entendu en développant un modèle promouvoir économe en ressources hydrauliques. A condition de ne pas reproduire les erreurs du passé que rappelle l’histoire récente du Plan Azur du Maroc, initié au début des années 2000.
Ce dernier visait à dynamiser le secteur touristique en créant notamment six nouvelles stations balnéaires, dont le concept originel reposait sur les piliers du développement durable. 60.000 lits supplémentaires devaient permettre d’accueillir 10 millions de visiteurs étrangers en 2010. Rebaptisé Vision 2020 avec un objectif de 20 millions de visiteurs internationaux en 2020, loin de rencontrer le succès escompté, il a mobilisé récemment de nouveaux investissements pour compléter les infrastructures existantes, qui ont pourtant coûté jusqu’à 15 milliards de dirhams. La station de Mogador-Essaouira, présentée comme exemplaire, a mobilisé près de 2 milliards de dirhams pour à peine 400 lits hôteliers inaugurés. De nouveaux investisseurs prévoient de la relancer à hauteur de 4 milliards de dirhams et 4.000 emplois promis. Le tourisme n’est pas une science exacte, de part et d’autre de la Méditerranée…
Tirer parti de nouveaux équilibres géopolitiques ?
Les récents évènements géopolitiques ont eu de profondes répercussions sur les influences politiques et économiques dans les pays africains. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie a mis en lumière l’influence grandissante de cette dernière en Afrique. La reprise en main par le pouvoir en place au Kremlin de la milice Wagner présente dans de nombreux pays où l’influence française semble reniée par une partie de leurs armées et de leurs jeunesses, redistribue certaines cartes. La France a été confrontée à de rebellions sans précédent au Mali, au Burkina Faso et au Niger. L’Afrique pourrait tirer profit de la baisse des voyageurs russes en Europe, estimée par exemple à près de 85% en 2022.
La suspension des vols commerciaux entre la Russie et les pays membres de l’Union européenne a contraint beaucoup de touristes russes à changer leurs habitudes de voyages. De nombreux vols ont été redirigés vers des pays africains. Aeroflot, la compagnie russe, propose des vols directs notamment vers l’Égypte et les Seychelles. Des compagnies africaines ont accéléré leurs vols directs avec la Russie. C’est le cas de trois compagnies maghrébines (Air Algérie, Royal Air Maroc et Nouvelair Tunisie) ou de Ethiopian Airlines. La Russie suit la voie esquissée par la Chine depuis une vingtaine d’années. L’Afrique est un continent d’influence majeure, à la fois pour des questions de ressources minières, de terres agricoles mais aussi d’investissements économiques. Les sommets bipartites entre Chine ou Russie, d’une part, et les pays africains d’autre part se multiplient.
L’Afrique du Sud a accueilli durant l’été 2023 le dernier sommet des BRICS. L’Afrique est au cœur de recomposition géopolitique du monde, en exprimant le souhait de voir un ordre mondial plus équilibré en intégrant au-delà des puissances connues de nouveaux membres, comme l’Argentine, l’Arabie Saoudite, le Bengladesh ou l’Iran. De nombreux jeux d’influences sont en cours sur le continent.
Le Maroc, la puissance continentale active
Les bases sont connues, tourisme intérieur (ou local) et MICE vont porter la dynamique déjà entamée, et c’est sans doute là que les investissements vont devenir essentiels. La classe moyenne africaine, urbaine, est comme partout dans le monde demandeuse d’un tourisme local expérimental. C’est le cas également de la diaspora africaine, vivant notamment en Amérique du Nord et en Europe, en quête d’un retour aux origines. En 2023, le Nigeria, le Maroc et la Côte d'Ivoire étaient les trois premières destinations d’affaires. Près de la moitié des touristes internationaux visitant la Côte d’Ivoire le font pour des motifs d’affaires et de congrès. Le 2ème Forum africain du tourisme de Casablanca a abordé, en novembre 2023, les questions clefs de l’investissement et de l’identité territoriale.
Le Maroc apparaît comme la puissance continentale active, qui développe de réelles stratégies de partenariat. Le Maroc partage son expertise touristique en Afrique, la notion de « profondeur africaine » est évoquée, comme celle de la coopération Sud – Sud. Le narratif africain doit être changé. La compagnie Royal Air Maroc (RAM) compte une nouvelle signature lancée à l’automne dernier dans près de trente pays africains : « Dream Africa Meet Morocco ». Elle souligne le besoin de connectivité des destinations africaines, plusieurs fois abordée. Pour ce faire, la flotte de la RAM va quadrupler en quinze ans, passant de 50 appareils en 2023 à 200 avions en 2037, pour transporter dans moins de quinze ans plus de 30 millions de passagers contre 7,5 millions en 2023 et augmenter de la moitié son réseau de destinations en cinq ans.
Le hub de Casablanca jouera un rôle central dans ce projet continental. D’autres investissements importants sont opérés au Maroc pour adapter l’offre touristique et la réseau de transport. Les projets de grande vitesse ferroviaire portés l’Office national des chemins de fer (ONCF) ainsi que le développement d’une offre de mobilité urbaine durables (tramway, RER, etc.) y contribuent grandement et peuvent être érigés en modèle pour d’autres pays africains. Ces infrastructures de transport, comme d’autres dans le domaine culturel, vont permettre au Maroc de montrer au monde son savoir-faire en matière d’organisation et la qualité de son accueil à l’occasion de la prochaine Coupe d’Afrique des nations (CAN) en 2025 et de la Coupe du monde 2030 conjointe avec l’Espagne et le Portugal. Pour porter la marque « Maroc Terre de lumière » lancée en 2022 à l’international, le Maroc souhaite crér en 2024 une agence du tourisme, née de la transformation de l’Office national marocain du tourisme (ONMT). Avec comme objectif principal la conquête de nouveaux marchés avec l’ouverture de dix nouveaux bureaux à travers le monde.
La relation entre la France et l’Afrique peut et doit se réinventer !
D’autres pays africains s’inscrivent dans cette dynamique, avec des modèles économiques sans doute plus fragiles. Le Kenya, par exemple, a annoncé une ambition jugée démesurée d’attirer 10 millions de touristes à l’horizon 2027. Alors que sa compagnie aérienne, Kenya Airways, connait une crise financière importante, que sa flotte d’une trentaine d’appareils semble vieillissante et de nombreux concurrents se situent sur son marché d’offres en safaris et en tourisme balnéaire. C’est le cas de la Tanzanie, de l’Afrique du Sud et plus récemment du Botswana ou du Zimbabwe. C’est peut-être à l’échelle des communauté économique régionale que les investissements peuvent se décider. L’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) regroupe sept pays francophones et un lusophone, leur assurant en théorie depuis 1994 liberté de circulation des personnes, des capitaux, des biens, des services et des produits.
Les récentes déclarations des autorités du Burkina Faso, du Mali et du Niger, réunies dans une Alliance des États du Sahel sur leur sortie du franc CFA pour créer une nouvelle monnaie, le Sahel, laisseront sans doute le champ à d’autres initiatives pour les cinq autres membres, (Bénin, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Sénégal et Togo). La relation entre la France et l’Afrique peut s’y réinventer. Le tourisme et l’hospitalité peuvent et doivent y contribuer. Comment ? En apportant une expertise incontestable à ce marché régional de plus de 70 millions d’habitants.
De nouvelles pistes touristiques encore mal exploitées
En travaillant sur de nouveaux modèles touristiques, comme les ont déjà initiés certains acteurs en Côte d’Ivoire ou au Sénégal. Le temps de l’hybridation et de l’africanisation du tourisme est en marche, le temps d’investissements s’inspirant des cultures locales et des méthodes de construction respectueuses de la nature. Mais surtout le temps d’une nouvelle expérience humaine, chaleureuse et ouverte, inspirée par la jeunesse africaine à l’énergie entrepreneuriale manifeste. La France peut aider à repenser le tourisme ou à penser différemment le tourisme africain, en mettant l’accent sur le capital humain pour la formation des futurs professionnels et sur le capital technologique pour définir l’expérience client africaine. Et en apportant ses compétences par exemple en matière d’accès au financement, de décarbonation et de faible impact environnement du secteur et naturellement de valorisation des patrimoines culturels et naturels.
En Afrique, le tourisme gastronomique est par exemple totalement inexploité à ce jour. Enfin, la question de la sécurité ne saurait être oubliée à l’heure où des régimes tombent ou vacillent, des milices armées sillonnent le continent, des intérêts divergents fragilisent encore plus la stabilité de nombreux pays souvent précaire. Certains experts imaginent le développement des destinations touristiques africaines de demain comme « des enclaves sécurisées, paysagées et entretenues donc propres voire vertueuses sur le plan environnemental, bienveillantes et professionnelles dans l’accueil, portant des valeurs d’hospitalité́ et de partage culturel ».
Sa proximité géographique, historique, culturelle avec l’Europe et plus encore avec la France doit nous engager et nous obliger collectivement, au-delà des discours simplistes récurrents sur les vagues migratoires entre les deux continents. Le tourisme et l’hospitalité doivent contribuer à redessiner les contours d’une relation apaisée et tournée vers l’avenir !
En synthèse : six grands défis pour le tourisme africain
Le tourisme représente une filière stratégique pour le continent africain, à la fois vecteur de transformation et levier actif pour soutenir la réduction de la pauvreté. Pour atteindre ces objectifs de développement du secteur, de nombreux acteurs, dont Pedro Novo, identifient comme principaux défis à relever :
- le capital humain : de la formation à la qualité du service proposé dans l’industrie touristique
- la transformation digitale et l’utilisation de l’intelligence artificielle : pour améliorer ses performances, son agilité et l'expérience client
- le coût d’accès au financement : avec une meilleure compréhension des risques et des projets de l’industrie de l’hospitalité en Afrique, de la part des partenaires bancaires et investisseurs financiers institutionnels et privés
- la prise en compte des enjeux environnementaux : dans une stratégie de déploiement décarbonée et/ou à faible impact énergétique dans la chaîne de valeur adressées
- une politique de visa interafricaine ouverte : l’exemple du Bénin et du Rwanda va faire jurisprudence
- une meilleure compétitivité des coûts de transport.